L’EPIPHANIE DU REEL
(Michel Onfray)
J’ai acheté l’autre jour deux volumes de haïkus publiés dans l’excellente collection de poésie qui faisait mon bonheur d’adolescent chez Gallimard. Je connaissais cette forme brève depuis une trentaine d’années grâce au fils du libraire d’Argentan, Pascal Hervieu, qui m’en avait beaucoup parlé. Traducteur de Soseki pour Arfuyen, il vit depuis plus de trente ans au Japon et m’en parlait alors moins qu’il ne m’en disait de temps en temps, de façon mystérieuse. J’appréciais de loin ces très courts poèmes en trois vers sans y entrer vraiment.
En fait, mon formatage intellectuel d’occidental m’empêchait d’entrer dans ce monde oriental. Depuis Mallarmé, une certaine poésie joue la carte de l’obscurité, de l’ésotérique, de l’incompréhensible, de l’hermétique. Le sens disparaît au profit du son, la forme prend toute la place et le fond importe peu. La religion structuraliste a mis au devant de la scène des dévots du signifiant sans signifié. D’aucuns ont même conféré au blanc de la page un sens plus important que celui du noir des textes. Certains, comme les lettristes, achèvent le mouvement en évinçant les mots au profit des seuls sons.
Dans le même temps, tels ou tels résistaient à cette mode nihiliste en réactivant les vieilles recettes de la poésie. Ils composaient des sonnets et en faisaient des rimes croisées ou embrassées l’avenir de la discipline. La récente parution d’un recueil de Michel Houellebecq dont un chapitre s’intitule « Mémoire d’une bite » montre qu’en matière de poésie, on peut n’avoir envie ni d’un autiste verbigérant, ni d’un nouveau Sully Prudhomme – l’un n’excluant d’ailleurs pas forcément l’autre .
Les haïkus résolvent cette antinomie au profit d’une autre façon de faire de la poésie : le verbe n’est pas premier, mais second, il n’est pas le dieu auquel on effectue des dévotions, mais l’instrument du monde. Il n’est pas une fin en soi, mais un moyen, pas une structure a priori avec laquelle on pourrait jouer sans souci du lecteur, mais un outil susceptible de saisir le réel dans ses manifestations les plus détaillées. Le verbe est une politesse qui se retire aussitôt qu’il a servi pour laisser flotter dans l’âme la collision de deux ou trois images qui produisent une étincelle de l’intelligence du monde.
La poésie d’aujourd’hui laisse une place importante au je, au moi, à l’ego, à l’exposition de soi sur le mode autiste ou narcissique, sans souci de communiquer ce qui s’avère universel dans une confession singulière. La glossolalie fait souvent la loi. Dans le haïku, le je est rarissime, car un je séparé du monde constitue une aberration mentale. L’occident a inventé le je coupé du monde dans lequel il évolue. Depuis que le monothéisme présente l’homme comme le couronnement de la création, le je regarde le réel comme le créateur sa créature. Parfois, il regarde plus le nombril de son je que la matière du monde, sa texture.
Le haïku ne joue pas de cette opposition artificielle : la pensée non occidentale ne sépare pas le sujet de l’objet, le je du monde, le moi du réel, l’individu de la nature, l’humain de l’univers, la personne du cosmos. Je est un même. Dès lors, le langage sert à saisir un fragment de ce qui advient (une fleur, un nuage, un insecte, une goutte d’eau, une feuille, un oiseau, un arbre, un poisson, une ride sur l’eau, le bruit d’une pluie fine, etc.) et la couleur de l’âme au moment de l’épiphanie. Le haïku est une phénoménologie minimale. S’il n’y a de conscience que de quelque chose, ce bref poème dit ce quelque chose et exprime en même temps la nature de la conscience qui le vise – il dit le monde et celui qui dit ce monde.
Le haïku propose deux ou trois images qui s’animent et font un film interrompu deux secondes après son commencement. C’est le dernier verbe juste à l’entrée du mutisme. En ce sens, il constitue un exercice de connaissance extraordinaire : il apprend à voir ce qui advient de façon minimale, microscopique. Il effectue le tri dans le bruit et le chaos du monde et permet de percevoir un événement infinitésimal. Dans le brouhaha du réel, on détache le bruit presque inaudible d’une fleur qui tombe. Ecrire quelques haïkus, c’est ne plus voir le monde de la même manière et le saisir comme un prétexte à connaissance des frissons du réel.
Cette connaissance, non par les gouffres, mais par les pointes, génère une sagesse. Zen, si l’on veut, orientale, bien sûr, mais aussi, et surtout, primitive - au sens étymologique, à savoir première. Tout ce qui advient a eu lieu un nombre infini de fois et se répétera un nombre indéfini de fois. L’éternel retour de la grenouille qui saute dans l’eau et fait « ploc ! », celui des pétales de cerisier éparpillés par la première pluie, l’ondulation de la carpe dans le bassin, la brume d’aurore sur la rizière, le papillon qui se pose sur la mousse… Le haïku dit ce qui a eu lieu sans les hommes, ce qui aura lieu sans eux, ce qui n’a pas besoin d’eux pour avoir lieu. Il immobilise ce qui fuit, il est l’eau puisée au fleuve d’Héraclite et recueillie au creux de la main – eau qui coule aussi de la paume et la laisse vaguement humide comme un souvenir.
Le haïku dit pour n’avoir plus à dire, il manifeste pour laisser une trace qui s’estompe et disparaît – comme le réel. Il saisit le diamant du réel et l’efface pour n’obtenir qu’une mémoire bientôt évaporée elle aussi de ce qui a été dit. Les mallarméens commencent par la fin et font disparaître le réel au profit du verbe ; les auteurs de haïkus commencent par le début, ils saisissent le réel dans l’une de ses manifestations et utilisent le verbe au profit des images qui génèrent la sensation enfuie. Ils présentifient la disparition, ils actualisent la fugacité, ils fixent le mouvement, ils nomment l’éphémère, ils montrent l’à peine visible.
Cette poésie suppose des livres qui n’éloignent pas du monde, mais y ramènent. L’occident a intercalé des bibliothèques entre nous et le monde. De sorte qu’on n’est moins soucieux de dire le monde que de dire les livres qui disent le monde. Les recueils de haïkus sont des livres qui effacent les livres et les transforment en voie d’accès au monde oublié par trop de livres. Les dévots du verbe ont oublié le monde ; les sages du monde congédient le verbe – avec un verbe qui va s’évaporer comme la rosée. Le haïku est l’ultime parole avant le silence.