Rothko + haïkus = haïcouleurs !
Si vous aimez Mark Rothko en plus des haïkus, vous avez sûrement été saisi par la série de grands tableaux de sa maturité: ceux de la période qualifiée, pour simplifier, de Colorfield ou d'expressionnisme abstrait (abstraction que réfutait Rothko); la plupart de ces œuvres sont composées de trois formes dissemblables en apesanteur (triade asymétrique comme un bouquet Ikebana(!) aux contours flous, sortes de "personnages dramatiques" pour reprendre les termes du peintre
Rien n'autorise à voir une influence de "l'esprit haïku" sur ces œuvres de l'artiste; c'est pourtant cette hypothèse imaginaire* que je vous propose : un jeu sans prétention sur les affinités, les convergences (sur le fond et la forme) entre ces œuvres de Rothko et les haïkus, entre cette poésie et cette peinture.
N'ayez crainte, si l'on évite déjà la tentation de l'anthropomorphisme dans les haïkus ce n'est pas pour céder à celle du "picturocentrisme"! (même si la calligraphie japonaise et ses signes idéographiques se confondent avec la peinture).
Un autre peintre, son contemporain Max Beckmann, tentait de "rendre visible l'invisible par la réalité" (ce qui est déjà une belle intention de haïjin!); Rothko veut "faire vivre l'espace directement par la couleur".
Le sentiment spatial de Rothko a son origine dans une expérience concrète qui pourrait aussi être celle d'un haïjin. Le peintre l'a vécue dans l'Oregon avec l'étendue vierge du paysage américain et la disparition du moi dans l'infini : d'un sommet, il apercevait le paysage vide plongé dans le brouillard; à travers le voile qui recouvrait l'espace, un point minuscule apparut: une voiture. Rothko fut envahi par l'expérience de sa propre inanité. Le peintre n'a jamais pu oublier cette vision et ce sentiment. Ainsi ces œuvres sont des variations sur ce thème de la vie et de l'infini, du tout et du rien (des petits riens, pas du néant!); Antonioni, qui admirait Rothko, lui avait dis : " Mes films sont comme vos tableaux, ils ne parlent de rien, mais avec précision".
Ses tableaux, sans limites comme les haïkus, peuvent être prolongés au-delà des couleurs fluides qui les bordent (il refusait qu'ils soient encadrés et les reproductions sur le net sont très réductrices).
L'évidence de ses peintures vient de leur simplicité (l'abstraction permet de dire simplement des choses compliquées!), mais avec leurs évidences, elles interrogent plus qu'elles ne révèlent : ce sont des images flous et multiples de la réalité universelle, des signes qui suggèrent sans décrire; le signe se réduit à son plus simple appareil, à sa couleur (la couleur des mots!) comme matière: toute création spirituelle est dépendante de la matière, sans elle il n'y aurait pas cette transmission mystérieuse avec l'esprit.
Les couleurs, qui changent à chaque tableau, donnent l'impression de quelque chose d'indéfini, en suspens ("hors l'individualité des corps, les couleurs flottent" – Hegel ); la relation des couleurs entre elles, leur opposition entre chaudes et froides, créent le mouvement, le souffle propre à chaque tableau ("La justesse du haïku n'est nullement peinture exacte du réel, mais adéquation du signifiant et du signifié…" Barthes).
Le décalage du regard entre les couleurs, entre les mots, donnent à voir l'intervalle entre les choses, trouble le mode de pensée cartésien. Bien souvent les mots et les représentations trop précises sont impuissants à refléter les émois et l'harmonie d'un être en paix avec soi même et avec le cosmos (le rêve absolu!). Le spectateur est touché (ou non! Bouleversé ou indifférent: pas de juste milieu) par les seuls moyens de la couleur (le fond!) et des formes, sans le recours à une quelconque image métaphorique: chacun découvre sa propre émotion dans son inconscient.
Ebloui, oubliant le temps, on entre dans un monde de pures sensations: au delà d'une impression, on contemple une surface mystérieuse mais révélatrice comme un miroir… vide... mais ne voir que des rectangles colorés sur la toile, c'est ne voir que sa propre vacuité... Le tableau objet de transfert et plus fascinant que la réalité… La poésie plus réelle que la vérité ?
Si j'osais, j'évoquerais aussi le rapport aux sons: en poésie, les onomatopées (Ploc!), les sonorités accordées, les assonances, tout ce qui est lié à la musique des mots jouent dans le processus poétique (même dans les haïkus!). En peinture le rapport au son se fait par son absence… le silence… non moins important que dans les haïkus. Dire aussi la différence entre voir un paysage ou un tableau entouré d'une foule ou seul... ou bien accompagné… la solitude entre le tableau et l'amateur... l'influence mystérieuse de l'observateur dans toute expérience humaine... le tableau très regardé, chargé, nourri des regards... Bref quoi de plus éloquent que le regard…
Rothko abandonne aussi les références trop précises, supprime le titre de ses œuvres, craignant que trop d'explications paralysent l’imagination et le regard des spectateurs. Il dit: " le silence est tellement juste ": le silence entre les mots, entre les sons… et autour des "couleurs vibrantes" du tableau… Et tout ne dépend-il pas de l'interprétation du silence qui nous entoure?
Aux gens qui parlaient "seulement de sérénité" à propos de ses tableaux il disait qu'une description plus juste serait "une sérénité au bord de l'explosion": c'est bien cette sérénité là que l'on souhaiterait atteindre dans un haïku
Voilà, fini de jouer, retour vers le haïku plus "sérieux", que j'imagine surtout plein d'harmonie, de signifié et de plaisir (rien de plus sérieux que le plaisir!) et non glissant dans l'insignifiance ou coincé dans les excès d'un pseudo zen.
Les propos de Mark Rothko sont extraits de son livre "posthume" (édité après son suicide): "La réalité de l'artiste" (Champs-Flammarion)
* Certains blogs évoquent dans ces tableaux une influence zen qui n'a jamais été prouvé par aucun écrit ou indication de l'artiste. Contrairement à Barnet Newman (avec ses tableaux où les lignes verticales, comme des écritures idéographiques, s'opposent aux volumes) et surtout à Mark Tobey (qui séjourna dans un monastère zen) influencés par les "sagesses asiatiques", Rothko était un intellectuel imprégné de culture juive et européenne (Nietzsche notamment)… Personne n'est parfait! Et c'est bien de cà que nait l'émotion!
son visage
rouge puis sombre puis blanc…
l'enseigne au néon
soir d'été
un vol de flamants relie
l'eau au ciel